Une stratégie financière au détriment d’une stratégie d’entreprise ?

Ah, la Bourse ! Comme elle a fait du mal, elle qui applaudit aux plans de licenciement et fait prendre dix points en quelques heures à l’action de celui qui annonce des suppressions d’emplois.

 

Elle qui décide des stratégies des entreprises et condamne celles qui ne sont pas pure player (c’est-à-dire cantonnées à une seule activité), les forçant à démembrer et se séparer de branches d’activités pourtant prometteuses. Elle a poussé Accor à se séparer des Tickets-restaurants, Vivendi de sa branche environnement, et bien d’autres encore. Il fallait le courage et le bon sens d’un Martin Bouygues pour résister en maintenant dans son groupe des activités aussi diverses que la construction, les travaux publics, les médias et les télécoms. D’aucuns firent tout pour l’en dissuader, d’autres ne reculèrent devant rien pour le forcer à vendre Bouygues Telecom, à peine deux ans après sa création ; il résista. À ceux qui lui disaient : « Mais Martin, vous pourriez en tirer 80 milliards, alors que vous réalisez à peine plus d’un milliard de chiffre d’affaires, l’occasion est vraiment trop belle. » (on était en plein dans la bulle internet), il répondait :« 80 milliards, pour faire quoi ? Je suis là pour créer des richesses, développer l’emploi, former des gens, pas pour accumuler de l’argent. » Combien de Martin Bouygues pour combien de dirigeants tétanisés par la corbeille ?

 

On rappelle les règles du jeu : elles sont dictées par une communauté de prédateurs, les analystes financiers. Leur métier : observer les marchés, surveiller les entreprises cotées, leur stratégie et toute une batterie d’indicateurs qui vont les conduire à lever le pouce ou le baisser, comme autrefois les empereurs romains décidant de la vie ou de la mort de leurs gladiateurs. Si le verdict peut tomber toute l’année, le moment crucial a lieu lors de la publication des résultats. Les deux chiffres qui tuent : la croissance et la rentabilité. Chaque année, lors de cette grand-messe, les dirigeants doivent démontrer que l’année prochaine et bien souvent les suivantes, les profits seront non seulement en hausse et avec eux leur chiffre d’affaires, mais le tout en accélérant également. Sinon, c’est le pouce en bas.

 

Faute d’avoir pu le faire, en avril 2013, Apple vit sa capitalisation boursière s’effondrer de quelque 300 milliards de dollars en une poignée de semaines. Le marché s’était habitué à une croissance de 20 % chaque année ; cette fois la star de Wall Street n’en promettait que 15 % ! À vouloir absolument que les arbres atteignent le ciel, nos analystes précipitent nos entreprises en enfer et ne cessent de les pousser au crime en remettant sans cesse leur modèle en jeu. On imagine la pression sur les patrons, contraints d’aller chercher de nouveaux marchés avec les dents et de réduire les coûts à la kalachnikov sous le regard impitoyable de leur conseil d’administration qui représente les actionnaires. On comprend surtout pourquoi l’Envie n’est pas leur sujet. Les nouvelles règles du jeu édictées par le monde de la finance leur ont fait oublier l’essentiel. Car l’entreprise n’a pas de légitimité, sinon d’être une aventure humaine.

 

Nous ne sommes pas naïfs. Nous savons parfaitement qu’elle doit faire des profits, sinon comment pourrait-elle convaincre des investisseurs de miser sur elle, des banquiers de lui avancer de l’argent ou des talents de la rejoindre ? Nous savons parfaitement que lorsqu’un entrepreneur se lance, c’est aussi pour s’enrichir et améliorer sa condition. Nous savons parfaitement qu’un petit porteur attend de son portefeuille qu’il prenne de la valeur, même si, quand il rendosse son costume de citoyen-salarié, il ne cesse de crier haro sur les vilains patrons qui s’enrichissent au détriment du peuple.

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