Renault/Peugeot : 2 styles de management aux trajectoires opposées

Le 29 avril 2005,Carlos Ghosn succède à Louis Schweitzer à la présidence de Renault après un passage réussi au pays du Soleil levant où, en moins de trois ans (2000 – 2003), il a transformé le constructeur japonais Nissan au bord de la faillite pour en faire l’un des groupes automobiles les plus rentables au monde, avec une marge opérationnelle de plus de 11 %.
Il lance alors un plan de relance baptisé « Renault Contrat 2009 »et se fixe trois grandes ambitions : vendre 800 000 véhicules supplémentaires avec un plan-produit de 26 nouveaux modèles ; réaliser une marge opérationnelle de 6 % (contre 2,6 % à l’époque) ; et enfin, placer la nouvelle Laguna dans le top 3 du marché européen en termes de qualité, signant ainsi le retour de Renault dans le haut de gamme après l’échec de la Vel Satis et de l’Avantime.

 

Ces objectifs sont déclinés dans les différentes directions du groupe avec des indicateurs permettant de mesurer le niveau de performance à atteindre.

Au sein de l’entreprise, ce plan laisse dubitatif. Bon nombre de managers pensent que les objectifs sont trop ambitieux et donc inatteignables. Le style de management imposé par Carlos Ghosn, fait d’autorité dans la relation et d’abnégation dans l’engagement, laisse peu de place au dialogue, et d’ailleurs, comme il aime à le répéter chaque fois qu’il s’exprime devant ses cadres : « Ce ne sont pas des objectifs mais des engagements. » Il sera plus tolérant avec lui-même quand aucun des siens ne sera tenu.

Il utilise alors toutes les occasions de prise de parole devant ses cadres pour mobiliser les équipes et réaffirmer ses ambitions. Début 2006, 900 jeunes managers, recrutés depuis moins de 18 mois, sont réunis au Palais des Congrès de Versailles pour le séminaire Vision,qui clôt leur parcours d’intégration. Pour préparer l’intervention de clôture de Carlos Ghosn, une méthode de dialogue un peu particulière est arrêtée.

Il refuse en effet – à l’inverse de ce que pratiquait Louis Schweitzer – de répondre aux questions de la salle si on ne les lui a pas soumises auparavant. Une remontée d’information du terrain pour « donner la parole aux salariés » et laisser s’exprimer « les vraies questions » est donc organisée, mais seules sont retenues celles qui permettent au PDG de faire passer son message. Mieux, elles sont distribuées à des questionneurs désignés d’avance avec pour mission de les poser « spontanément ».

L’exercice est tellement délicat, funambulesque même, qu’il met tout le monde mal à l’aise, y compris ceux qui sont chargés de son exécution. Ainsi, plutôt que d’ouvrir le débat, Carlos Ghosn préfère déclamer sa vérité (tout le monde a pu apprécier ici ou là le degré de son autosatisfaction et sa propension naturelle à la condescendance).

Pourquoi donc organiser un show où tout est écrit à l’avance ? Pourquoi privilégier une prise de parole froide qui renforce le sentiment de distance dans les propos et d’éloignement dans la posture ?

Dans des contextes difficiles, ce n’est pas la précision du discours qui touche les salariés, c’est la conviction que l’on partage et l’enthousiasme que l’on transmet.

Ainsi, ces 900 jeunes managers, force vive de l’entreprise, assis comme de vulgaires spectateurs, ingurgitent le discours du chef sans pouvoir véritablement faire leurs ses propos. Ils sortiront sceptiques.

Mais le plus incroyable est le mot d’ordre de la fin : « C’est à vous maintenant d’aller porter le message à vos équipes ». Peut-on être le relais d’une bonne parole à laquelle on ne croit pas totalement ?

Qu’à cela ne tienne, tout est prévu puisque à la sortie on remettra à chaque jeune manager un « kit perroquet », inévitablement constitué d’une présentation PowerPoint qui reprend mot pour mot ce qui leur a été dit et d’un argumentaire qui répond aux questions inventées par les communicants, c’est-à-dire celles que les salariés ne se posent pas vraiment.

Les plus disciplinés répéteront sans conviction devant leur équipe le même discours que celui qu’ils ont subi, en finissant leur intervention par cette phrase protectrice qui ferme tout débat : « Vous n’avez pas de questions ? » Quant aux moins courageux, à moins qu’il ne s’agisse des plus malins, ils photocopieront avec application les documents en question et les distribueront ensuite à leurs collaborateurs.

Début 2007, les résultats de Renault se font toujours attendre et le management intermédiaire est de plus en plus dubitatif sur la pertinence de ce plan. Les suicides de plusieurs salariés au Technocentre d’Élancourt fin 2006 – début 2007 témoignent de la pression qui pèse sur les équipes.

Un an plus tard, il apparaît évident que l’objectif de vendre 800 000 véhicules de plus en 2009 ne se réalisera pas. La crise est passée ; Ghosn, qui ne pouvait espérer un tel alibi, aurait dû la remercier.

Pour être convaincant, il faut être convaincu, et la conviction dont doivent faire preuve les managers ne se décrète pas : elle se fabrique, avec eux. Contrairement à ce qu’affirment les entreprises, ils ne sont pas des relais naturels de communication. Pourquoi ? Parce que leur légitimité est fondée sur leur expertise et leur demander de communiquer sans formation et surtout sans arguments fragilise leur statut de « sachant ». Ils n’aiment pas et ont raison.

 

Comment peut-on aller dialoguer avec ses équipes lorsqu’on a été soi-même privé de dialogue ? Comment répondre aux questions que ne manqueront pas de poser ces collaborateurs, lorsqu’on a la tête farcie de ses propres interrogations restées sans réponse ?

Passer du « parler à » au « parlons-nous », voilà la clé !

Pourtant, plus la période est difficile, plus les entreprises suppriment les occasions de rencontre et d’échange qui maintiennent la cohésion, alors qu’elles devraient les encourager. Ah, la belle économie !

Le pire est qu’elles se trompent de combat, parce qu’elles craignent toutes les formes ouvertes de discussion, pensant qu’elles sont potentiellement sources de polémiques et que la polémique engendre inévitablement la protestation.

Leur raisonnement est d’une logique implacable. Puisque la situation est difficile, les managers vont exprimer leur mécontentement et le mécontentement de certains va contaminer les autres, au point que les esprits vont progressivement s’échauffer, les revendications s’exprimer et finalement, le désordre s’installer. Or cette logique est absurde, car elle repose sur un postulat erroné. Ce n’est pas du dialogue mais de l’absence de dialogue que naît le désordre, parce qu’il engendre progressivement la contestation. Plus la crise est grave, plus vous devez parler.

Début 2006, quinze jours après le mauvais show de Ghosn, Patrick Peugeot, président de la Mondiale, réunit à Roubaix 450 managers pour lancer son nouveau plan stratégique.

Autre lieu, autre style.

Patrick Peugeot est un homme de dialogue dont le management est fondé sur la confiance accordée à ses équipes et les marges de manœuvre qu’il leur laisse. Il donne donc carte blanche à sa directrice de la communication pour organiser un séminaire d’appropriation du projet stratégique.

Pour y parvenir, l’idée est simple mais osée. Pas de plénière interminable, pas de discours fleuves mais du débat, de la confrontation et de la coproduction.

 

Acte I : après une présentation courte du projet que les managers ont découvert en détail avant le séminaire en lisant un document de présentation complet, un débat est organisé. Les managers, assis par groupe de 10 autour de 45 tables rondes, échangent d’abord entre eux et formulent les questions qui, comme le dit la consigne de travail, « ne doivent pas rester sans réponse ».

Plus de cent questions remontent et sont regroupées par thèmes. Tous les sujets sont abordés sans tabous, de la cohésion du comité exécutif aux possibles conséquences sociales en cas d’échec du projet.

Pendant plus de deux heures, les plus importantes sont passées en revue. Bien sûr, les dirigeants sont chargés d’y répondre, mais les participants eux-mêmes peuvent, s’ils le souhaitent, apporter des compléments. Après chaque séquence, il est demandé à chacun d’évaluer la qualité des échanges en brandissant des smileys verts, orange ou rouges. La sanction est directe : si les débats sont en coton, les cartons rouges fleurissent ; dans le cas contraire, c’est le vert qui domine.

 

Acte II : l’après-midi est dans la même veine. L’objectif est de permettre aux managers de relayer le projet auprès des équipes, mais cette fois-ci, point de kit de communication prêt à l’emploi. Ce sont les managers eux-mêmes qui doivent produire leur discours. On organise des ateliers pendant lesquels ils se mettent d’abord à la place de leurs collaborateurs pour imaginer les questions qu’ils leur poseront, ce n’est qu’ensuite qu’ils peaufinent leurs arguments avec un maître mot : répondre sans langue de bois. Et pour s’en assurer, ils simulent entre eux des débats avec des salariés.

 

Ce qui sort au final est particulièrement adapté à chaque équipe, dans toutes ses situations professionnelles. C’est surtout d’une intelligence remarquable : 450 cerveaux sont forcément plus puissants que 4 ou 5, fussent-ils supérieurs.

En une journée, ce qui a été produit est bien plus que du discours : c’est de la conviction collective. Une force de cohésion qui permet à chaque manager de ne pas être un porte-voix obéissant mais un partisan intelligent.

 

Pour Carlos Ghosn, le bon manager est discipliné et son boulot est de relayer mécaniquement, dans un alignement où aucune tête ne saurait dépasser, les informations de la Direction générale. Pour Patrick Peugeot, l’important est de faire de chaque manager un promoteur convaincant parce que convaincu. Cela n’est possible qu’en instaurant une relation d’adulte à adulte, dans laquelle on ne le considère pas comme un ambassadeur discipliné qui répéterait tel un perroquet ce qu’on lui demande de dire. Il faut accepter qu’il traduise et donc qu’il trahisse un peu la forme du message, et parfois même son contenu. L’important, c’est l’intention avec laquelle il le fait. Et si son intention est bonne, alors sa conviction le sera.

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