Créer l’envie : le secret de la réussite sociale d’une entreprise ?

Afin d’illustrer mon propos, le plus simple est de s’appuyer sur un cas pratique. Donner envie à ses salariés, donner un sens à l’aventure humaine qu’ils vivent chaque jour dans l’entreprise, voilà ce qui devrait être la préoccupation de nos DRH.

 

Prenons l’exemple d’un cas concret : la création de Bouygues Télécom

1994, ce n’est pas si loin, mais on a oublié : en matière de téléphonie mobile, la France en était encore à l’ère de la préhistoire. Deux opérateurs se partageaient le marché : Itinéris, l’actuel Orange, filiale du tout-puissant France Telecom et SFR, déjà son challenger. Moins de 2 % des Français étaient équipés. Avec eux, accéder au téléphone portable tenait tout à la fois de la gageure et de la galère. Produit de luxe réservé à une poignée de privilégiés, il fallait des semaines d’attente pour y avoir droit. Son usage coûtait une fortune et il fonctionnait quand il le voulait bien. Les coupures étaient fréquentes et la qualité de transmission déplorable.

1994, donc, l’État décide d’en finir avec cet anachronisme. Il met sur le marché une troisième fréquence et lance un appel d’offres. Trois groupes se portent candidats : Alcatel, qui connaît bien le secteur puisqu’il figure parmi les grands équipementiers de réseaux, la Lyonnaise des eaux, que son expérience dans le câble avait préparée et… le groupe Bouygues.

Sur ce dernier, on se gaussa. Que venait faire dans les télécoms ce spécialiste du bâtiment et des travaux publics, dirigé qui plus est par un brave garçon sans envergure, un héritier « faute de mieux », un patron dont le seul titre de gloire était d’avoir lancé les Maisons de maçon ? Il y avait de quoi rire et si les trois partirent ensemble, les deux premiers avaient la fleur au fusil, certains de laminer le troisième.

 

Le cahier des charges était particulièrement copieux et exigeant. Il fallait prouver son savoir-faire technologique et garantir tant le succès que la qualité. La montée en puissance serait, elle aussi, notée (l’ensemble du territoire devrait être couvert en l’an 2000), ainsi que la capacité à créer des emplois.

Bouygues s’attelle donc à la tâche. Le groupe dispose de trois qualités incontestables : une époustouflante équipe d’ingénieurs de très haut niveau, une capacité à monter des équipes-projets d’une rare efficacité qui lui permet depuis des années de remporter d’énormes marchés sur toute la planète, et le fameux esprit Bouygues, façonné par Francis, le fondateur, et cultivé depuis comme un bien aussi précieux qu’unique.

Mais il faut ajouter à cela un atout déterminant qui fera la victoire puis la réussite éclatante de l’entreprise : Martin Bouygues avait une vision. Il ne souhaitait pas seulement répondre au mieux aux exigences du cahier des charges, mais offrir « une cathédrale » aux Français et le bonheur et la fierté de la construire à ses équipes

Avec quelques collaborateurs qu’il réunit pour monter le dossier, il invente le téléphone mobile pour tous. Son leitmotiv : « Grâce à Bouygues Telecom, on ira acheter son téléphone comme on va chercher son pain. » Si aujourd’hui, c’est une évidence, c’était à l’époque totalement incongru. L’équipe prend deux initiatives qui vont révolutionner le marché : elle imagine le fameux forfait qui permet à chacun de savoir à quoi il s’engage sur ce marché dominé par la surenchère de tarifs aussi abscons que coûteux, et crée la vente en pack ; en d’autres termes, la vente en rayon « prêt-à-emporter ». On achetait son téléphone tel un Russe faisant d’interminables queues devant le Goum ; désormais, on le glissera dans son caddie entre deux boîtes de conserve, une plaquette de beurre et un saucisson.

Pour Martin Bouygues, il ne s’agit plus de répondre à un appel d’offres mais d’endosser une mission bénéfique pour tous. Il la fera partager à tous ses collaborateurs au fur et à mesure de leur recrutement. Portés par elle, fiers de contribuer à ce bond en avant, ils feront exploser tous les compteurs du cahier des charges, bâtissant le réseau plus vite qu’ils ne s’y étaient engagés, investissant des milliers de points de vente trop heureux d’accéder à ce nouveau marché.

 

Il faisait bon travailler chez Bouygues Telecom. Certes on ne comptait pas son temps, on n’attendait pas les 35 heures, on était portés par ce formidable défi. Tellement que la DRH demanda à la sécurité de passer le soir dans tous les bureaux pour contraindre les acharnés à rentrer chez eux. Même les fournisseurs avaient le sentiment de contribuer à quelque chose d’exaltant et d’en être respectés. L’Envie était partout. Au point de réveiller les deux concurrents qui firent tout pour rattraper leur coupable retard. Ils disposaient de deux ans avant que Bouygues n’ouvre la première tranche de son réseau en Île-de-France. Ils firent feu de tout bois, mirent les bouchées doubles, multipliant les campagnes de pub pour attirer le chaland, obsédés par la volonté de tuer dans l’œuf ce nouvel arrivant dont on s’était moqué, bien à tort.

En vain. Le 28 mai 1996, Martin Bouygues appuie sur le bouton. Il a dressé un chapiteau sur le Champ-de-Mars. 3 500 invités découvriront sa révolution au cours d’un spectacle qui fera date. On éteindra même la tour Eiffel pour la rallumer aux couleurs de Bouygues Telecom. Toujours l’Envie. Du jamais vu qui fera jaser les jaloux. Trop tard ! Le nouvel opérateur s’empare très vite de 15 % du marché, achève son réseau deux ans avant l’échéance et s’impose comme celui qui a réveillé la téléphonie mobile. Martin Bouygues, qui au passage se révèlera un grand patron (tous le reconnaîtront), a gagné son pari et avec lui beaucoup d’argent. Il n’a jamais eu l’intention d’en perdre, mais ce n’était pas sa motivation première. Il avait compris qu’un projet, quand il est porté par une vision exaltante, donne Envie et qu’alors tout est possible. Même de faire la fête ! C’est le formidable cadeau de remerciement que Martin Bouygues offrit à ses 4 000 collaborateurs lors du passage à l’an 2000. Il fit monter une tente de plus d’un hectare sur l’hippodrome de Longchamp et y organisa La nuit des Bouygtels. Pendant quatre mois, tous ceux qui s’estimaient un talent étaient conviés à monter un spectacle. Cinq films de fiction furent tournés et six spectacles de musique et de danse furent créés, le tout avec un soupçon d’autodérision sur les us et coutumes de l’entreprise. L’émotion fut énorme, même Martin versa une larme. Les Bouygtels dansèrent jusqu’à cinq heures du matin. Gageons que notre petite Marie n’aurait pas été en reste. Le lendemain, des centaines de mails affluèrent (on n’était pourtant qu’aux débuts de cette nouvelle maladie). Martin Bouygues avait su créer l’envie ; il venait de prouver qu’il savait également l’animer.

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